Une Activite Facile

Le succès des coloriages pour adultes ne se dément pas, ces derniers caracolant en tête des ventes depuis des mois. Comment expliquer le plébiscite collectif d'une activité initialement réservée aux enfants?

Il fut un temps où les coloriages servaient essentiellement à occuper les enfants dans le TGV, lesquels s'efforçaient en tirant la langue de ne pas dépasser, sous l'oeil attendri de leurs parents. Mais ça, c'était avant. Difficile en effet d'échapper depuis quelques mois à cette lame de fond des coloriages pour adultes. Ils se déclinent sous toutes les formes: simples dessins disponibles gratuitement sur Internet, cahiers reproduisant les monuments de Paris vendus en grand magasins, albums de mandalas réputés pour leurs vertus anti-stress ou encore, comme une consécration, ouvrages de luxe édités à prix d'or.

Comment expliquer cette tendance qui a surpris les éditeurs eux-mêmes par son ampleur? S'agit-il d'une mode passagère, d'une appropriation par quelques branchés bobos d'un hobby populaire, comme le fut récemment la pétanque, ou de la manifestation réelle d'un besoin de "recentrage" personnel et de retour à l'enfance?

Les chiffres parlent d'eux mêmes. Cinq cahiers de coloriages pour adultes figurent ainsi depuis le début de l'année parmi les quinze titres de la liste "Pratique" des meilleures ventes mensuelles recensées par Livres Hebdo. Un phénomène qui a connu ses prémices il y a quelques années, avec le succès des Cahier de gribouillages pour les adultes qui s'ennuient au bureau (Ed. Panama, 2006) et autre Cahier de gribouillages pour les parents qui osent dessiner avec leurs enfants (Ed. Casterman, 2010). Mais c'est le manuel "100 coloriages anti-stress" publié par Hachette qui a réellement mis le feu aux poudres en 2012, se vendant à des dizaines de milliers d'exemplaires encore aujourd'hui. Depuis, on ne compte plus les blogs proposant des créations inédites, comme les croquis de Mademoiselle Steph, qui font écho à un autre best-seller d'Hachette, My fashion coloriages, ouvrage si joli qu'il est difficile d'oser y toucher.

Une réponse à la crise économique?


Pour Jérôme Bloch, directeur du studio "Hommes" au sein du cabinet de tendances Nelly Rodi, si rien ne garantit que la mode perdure, il ne faut pas sous estimer la portée de cet emballement. "D'un point de vue sociologique, on retrouve bien sûr ce goût pour le "do it yourself", les travaux manuels etc. Mais au delà, j'y vois une réponse à la crise économique actuelle, le besoin d'un échappatoire, d'une madeleine qui nous rappellerait la sérénité de nos après-midi d'enfance".

"Symboliquement, colorier, c'est prendre la main sur une oeuvre et par extension sur soi", poursuit Jérôme Bloch, qui souligne également la dimension transgénérationnelle du coloriage, qui touche en outre "indifféremment les femmes et les hommes, ce qui est assez rare".

Une activité facile d'accès à la portée de tous


"C'est un acte gratuit, qui n'a souvent pas d'autre finalité que l'instant passé à l'accomplir. Beaucoup d'ailleurs préfèrent ne pas terminer leur coloriage, comme une oeuvre inachevée. D'autres suivent un modèle pour finalement s'en émanciper, ou passer au dessin à proprement parler", analyse encore Jérôme Bloch. "Le coloriage est une excellente façon d'accéder à une activité artistique, surtout lorsqu'on est frappé du syndrome "je ne suis pas capable, je n'ose pas me lancer, etc", analyse quant à elle Nathalie Renault, art-thérapeute. "Je pense qu'une des raisons de ce succès réside aussi dans sa facilité d'accès. Bien sûr certains cahiers sont des objets de luxe, mais quant on n'a pas les moyens, on peut se contenter d'imprimer des modèles. C'est à la portée de toutes les bourses et donc très démocratique".

On peut s'amuser de cette mode, mais on peut aussi y déceler une dimension plus profonde: "poser de la couleur sur du noir et blanc, c'est une façon de raviver la saveur existentielle des choses", relève Nathalie Renault. "Colorieuse" à titre personnel, elle préfère par dessus tout les mandalas, ces motifs tout droit venus du Tibet, qui passionnaient le très sérieux psychiatre Carl Gustav Jung, lequel y voyait, selon Bertrand Eveno, éditeur du Livre Rouge du psychologue, "un exercice de re-centration de la psyché, de parcours en rond autour d'un centre qu'on vise sans pouvoir l'atteindre complètement, de mise en ordre de soi par rapport à ses propres tensions intérieures et enfin, de dialogue entre le soi intérieur et le monde externe".

Un retour sur soi en pleine conscience


"Ce mouvement qui va de l'extérieur au centre est assez particulier aux mandalas, mais il peut s'appliquer à d'autres motifs. Ce qui compte en réalité, c'est la démarche, qui peut s'apparenter à une forme de méditation, de retour sur soi. Se concentrer sur le dessin, le choix des couleurs, permet d'être dans "l'ici et maintenant", dans une sorte de pleine conscience, en laissant les pensées aller et venir sans se laisser envahir par elles", décrit encore Nathalie Renault.

"C'est presque la seule activité qui ne me fait penser à rien d'autre. Quand je lis j'arrive encore à penser mais là non, plus rien, ça fait un bien fou!", confirme Céline, adepte des feutres et autres pastels. Nadège raconte avoir pour sa part acheté un cahier sans trop y croire, "comme ca pour voir". "Et finalement je me suis rendue compte que cela me permettait vraiment de prendre du recul. La respiration devient de plus en plus calme au fil du coloriage. Le cerveau se déconnecte du stress et du bruit ambiant. C'est aussi quelque chose que l'on fait rien que pour soi."

Imane quant à elle, pratique au bureau, "à la place de la pause clope": "Le fait de se concentrer pour pas dépasser débranche mon cerveau de tout ce qui est urgent. C'est un moment a moi toute seule dans le brouhaha de l'open space. Et une cigarette fumée en moins...". Pour Aude, qui a toujours un cahier et quelques crayons au bureau, le coloriage permet de "décrocher deux à trois minutes" quand elle est sur un "dossier important".

Le plaisir avant tout


Anti-stress, outil de méditation, voire introduction à l'art pour certains, le coloriage serait, à en croire ses afficionados, doté de mille et une vertus, au point presque de rivaliser avec les si prisés anxiolytiques. Pour autant, prévient Nathalie Renault, "attention à la dérive marketing, consistant à estampiller chaque cahier du sceau de l'art-thérapie": "Pour parler d'art-thérapie ou tout simplement de thérapie, il faut qu'il y ait une démarche qui aille plus loin que le simple fait de colorier, un accompagnement par un professionnel, lequel sait où il souhaite emmener ses patients. Le coloriage en soi n'est alors qu'un support, comme la danse, la peinture, etc". Surtout, insiste-t-elle, il ne faut pas perdre de vue l'essentiel.